Cuba : une dernière conversation...
Depuis que je suis allé passer deux mois sur l’île en 2017, il ne se passe pas un mois sans que quelqu’un me demande de lui parler de Cuba « car il/elle meurt d’envie d’y aller »...
Je réponds volontiers à cette demande, en expliquant que c’est la seule de mes destinations « au long cours » dans laquelle je n’ai pas vraiment envie de retourner.
“M’enfin, Thierry, t’es fou, pourquoi ? “
Pour m’expliquer, je vais me permettre, une seule et unique fois, de sortir de mon ton habituel, qui est plutôt léger et anecdotique.
Je vous préviens : la plupart de mes amis, des gens intelligents et éduqués, ne partagent pas du tout mon point de vue sur ce qui suit. Rarement, j’ai toutefois noté une réaction du genre « ah enfin qui a vu la même chose que moi ! ».
Voici donc quelques réflexions, qui n’engagent que moi et qui ne sont qu’un reflet partiel de la réalité. En plus, je rappelle que la géopolitique n’est pas vraiment ma spécialité. Mais bon, ça correspond à ce que j’ai pu voir/sentir/écouter durant mes six semaines cubaines. Et qui fait que je suis incapable de résumer mon voyage en une phrase (c’était bien/nul). J’ai été séduit par ce pays, mais tout autant décontenancé par la manière dont il est géré.
Pour ne pas raconter trop de conneries, j’ai soumis ce texte (écrit en 2017) à L., qui connaît bien le sujet car il vit à La Havane la moitié de l’année. Je vous présente donc ce texte sous la forme d’une discussion temporellement décalée entre T. (en 2017) et L. (en 2024).
Clairement, ce pays ne fonctionne pas. Le système imaginé par les Castro Brothers est foireux. C’est raté, camarades !
L : C'est plus compliqué que ça, me semble-t-il. Depuis 7 ans le système est devenu foireux, effectivement. Santé, police, même le rationnement, plus rien ne fonctionne. Rien. Todo el mundo se va. Todo. Mais Cuba n'a pas toujours été comme cela. Je ne parle pas de la dictature mais d'un fonctionnement global.
1959-90. Castro s'allie aux Soviets et les pille. Comme disait un ami commissaire, “nous sommes la seule colonie qui a pillé son colonisateur”. Pétrole, nourriture, etc. Et là, globalement la santé, l'approvisionnement et tout ça fonctionnait. La dictature aussi, bien entendu.
1990-1998. Chute de l'URSS. La cata. Le pays n'a plus rien, les gens ont faim. Fidel cherche de nouvelles alliances et sources de profits. Le Venezuela devient une colonie cubaine. Et Cuba... la pille. En renforçant le tout avec les touristes occidentaux (plus rentables que les touristes cocos qui, eux, ne payaient rien).
2000-2008. Les Cubains se plaignent, exigent du capitalisme. Raul Castro le leur offre à partir de 2008. L'économie repart grâce au privé.
2014-2017. Rapprochement avec les USA, tous les espoirs sont permis. Les Cubains se mettent à rêver de business (rappelle-toi de mon ex et de son restaurant).
Fin 2016 Mort de Fidel. C'est la cassure du système Castro qui s'accélère avec le départ en 2018 de Raul (même s'il est toujours là en sous-main). Nomination de Diaz-Canel, issu de la nomenklatura, totalement incompétent, sans charisme dans un pays où le charisme est primordial (après Fidel, c'est sûr que c'était pas gagné). Et pour ne rien arranger, Trump et Biden qui mettent la pression sur Cuba. Le gouvernement brandit cela en étendard, mais cela cause quand même beaucoup de dégâts. En fait, le système castriste est mort avec Fidel en 2016. Comme dirait une copine cubaine, “l'équipe actuelle est incompétente. Fidel, lui, se serait lancé dans n'importe quel trafic mais au moins il aurait nourri son peuple.” Ou lui aurait fait croire.
Les gens sont dans un état de dénuement extrême, ce qui m’a attristé et choqué. Les gens ne sont pas bien traités par un système qu’ils n’ont pas choisi. Et quand le pouvoir explique, à longueur de musée et autres expos didactiques, combien la révolution a fait du bien contre le méchant dictateur Batista en 1959, je suis étonné du manque total d’esprit de révolte contre la dictature ACTUELLE chez les Cubains. Au mieux, une résignation, des mots chuchotés pour qu’ils ne soient pas entendus. Comme si 60 ans de slogans simplistes les avaient anesthésiés.
L : Exact. Même si d’énormes manifestations ont eu lieu le 11 juillet 2021. Mais la dissidence est totalement anesthésiée et trop infitrée par les Yanquis.
« Oui mais c’est un état policier et donc les gens ont peur. » Oui, c’est vrai. Mais la Tunisie, c’était aussi un état policier, une dictature. Ça n’a pas empêché les gens de se révolter.
L : Une amie m'a dit un jour : “Cela fait 60 ans qu'on ne fait plus de politique. On a oublié. ”
Les vieux Cubains ont gardé une certaine nostalgie par rapport à Fidel, car c’était quelqu’un d’entier, de très convaincant, qui garde ici une excellente image (tout le monde se cogne de Raul, par contre). Les jeunes, moins politisés, eux s’en foutent et ne rêvent qu’à un confort à l’occidentale. Comme le dit L. , “partir d’ici est une obsession nationale.” Quand on étudie, on essaie d’avoir un diplôme qui permettra de gagner sa vie à l’étranger. On essaie de se lier avec des Yumas (Occidentaux friqués) pour qu’ils nous aident à quitter le pays.
Et quand on quitte le pays, qu’est-ce qu’on fait ? On devient “un exilé aigri” (je cite toujours L.), totalement déconnecté de Cuba, qui ne trouve pas sa place dans son pays d’adoption et qui pleurniche sur ses souvenirs cubains et combien c’était mieux avant. La diaspora n’a pas entrepris grand-chose pour aider celles et ceux qui sont restés au pays, à part vaguement comploter avec les Américains au moment de la Baie des Cochons en 1961 et envoyer de l’argent à leur famille.» Et, ajouterai-je fielleusement, produire des tonnes de romans ennuyeux.
Le marketing politique cubain, c’est trois mots : BLOQUEO, SANTÉ, ÉDUCATION.
L : Bin désormais, les deux derniers ne fonctionnent plus...
BLOQUEO : l’argument massif du gouvernement cubain pour justifier le mauvais état de leur économie, c’est évidemment ce fichu blocus. Qui est ÉVIDEMMENT une partie du problème. Mais pas que. La plupart de mes interlocuteurs s’accordent à penser qu’une éventuelle levée du blocus ne résoudrait pas tout. Mais par contre, le fait d’avoir un coupable tout désigné empêche évidemment de se poser la question de sa propre responsabilité. Qui, dans le chef du pouvoir, me semble considérable.
EDUCATION : Oui, ok, tout le monde a un niveau d’éducation élevé. Oui, l’éducation est gratuite. Oui, tous les chauffeurs de taxi sont médecins ou ingénieurs. Oui, mille fois oui. Mais d’abord, c’est pas normal et ça en dit long sur la décrépitude de l’économie et de l’emploi. Et, en creusant un peu plus, je me suis rendu compte que le mot « éducation » pouvait induire des notions bien diverses. Quand j’ai eu l’info qui suit, je n’ai pas su comment réagir. Une trentecinquenaire, croisée à la Casa de la Trova (musique traditionnelle cubaine), m’explique qu’elle est serveuse et qu’elle a dû faire... quatre ans d’études pour pouvoir exercer son métier ! Après avoir recoupé l’info, je sais qu’elle m’a dit vrai. Le pouvoir a tellement de mal à assurer le plein-emploi qu’il invente des études débiles pour occuper les gens. Et non, ce n’est pas une école hôtelière, j’ai évidemment posé la question.
J’ai eu sans cesse l’impression que ce pays était dirigé, de manière totalement anarchique et inefficace, par un enfant de quatre ans. Rien ne fonctionne, c’est simple. Ou alors c’est n’importe quoi : le long des nationales, des centaines de gens coupent de l’herbe avec une machette (job qui ne sert à rien, et avec un instrument qui n’est pas approprié).
L : Avant 2017, c’était inefficace. Mais depuis sept ans, « anarchique » est le bon mot, aucun doute là-dessus.
Quand des gens, en contact avec les touristes (taxi, hôtellerie, restauration, hébergement) arrivent en un jour à se faire autant qu’un médecin en un mois, il y a quelque chose qui ne va pas. Le gouvernement, depuis qu’il libéralisé les petits commerces liés au tourisme (chambres chez l’habitant — casa particular, mini-resto chez les particuliers — paladar) a créé une nouvelle caste de nantis, qui est uniquement constituée des gens qui sont en contact avec les touristes. Et c’est en train de prendre des proportions telles que l’état vient de suspendre les licences pour les casa particular (bed and breakfast chez l’habitant), le temps d’analyser et de pouvoir maîtriser ce phénomène.
Pour terminer quand même par une note plus positive : mon héros, durant ces semaines, ne se sera prénommé ni Fidel, ni Che mais Eusebio. Eusebio Leal Spengler. Au moment du retrait des Russes, lorsque le pays allait si mal dans les années 90, c’est là que le tourisme s’est développé, pour devenir la première ressource du pays. Avant cela, Cuba était l’un des principaux producteurs mondiaux de sucre. Aujourd’hui, l’île doit IMPORTER du sucre. Même le peu qu’ils avaient, ils sont arrivés à le foutre en l’air.
Je reviens à Eusebio. Cet historien de formation est allé voir Castro et lui a proposé de créer une holding dont la finalité serait de réinvestir les revenus — grandissants — du tourisme dans la sauvegarde du patrimoine de La Havane. Et c’est grâce à son action qu’il y a aujourd’hui un centre touristique bien tenu, des hôtels, musées et infrastructures qui sont dynamiques et florissantes. Ça ne concerne qu’une petite partie de la ville mais au moins ça fonctionne, c’est visible et spectaculaire.
L : Bon, malheureusement, même ça, ça change. Il reste une infime partie de la vieille Havane, trois ou quatre rues qui sont entretenues pour les touristes. Le reste tombe à l'abandon. Je t’explique le truc : le travailleur reçoit 10 blocs de béton, en garde 3 pour restaurer l'édifice et en emporte 7 chez lui pour construire sa cuisine ou revendre dans la rue). C'est pour cela que seuls les touristes marchent sur les trottoirs. Les Cubains jamais, le risque est trop grand d'être la victime d'un derrumbe — glissement de terrain.
Voilà en gros. Disons que, depuis ton passage en 2017 — et cela va te sembler bizarre que je te dise cela — ça s’est détérioré. Tu as connu Byzance au regard du Cuba d'aujourd'hui...