DES NOUVELLES DE TOKYO #3
« Dans ses Lettres du Japon, Rudyard Kipling déclarait : « Le Japon, ce pays trop délicieux pour qu’on le salisse de sa plume ! » Sorry, hein, Rudy…
Amandine attire mon attention sur le fait qu’ici, tous les retraités ont un job d’appoint : ils gardent les abords d’un chantier (avec un drapeau et un joli casque), ils sont trois pour indiquer la direction quand on sort de l’ascenseur ou alors ils sont cinq pour gérer les entrées et les sorties d’un parking de supermarché. Mais ils en font DES TONNES, disons : tu as carrément l’impression que c’est l’Empereur du Japon qui est venu acheter son tofu bio. Alors que non. Ou ils s’inclinent lorsque les portes de l’ascenseur se ferment. Délirant.
Laureline, qui vit ici, trouve que je vois cela avec un œil européen, vaguement narquois. Aux yeux des Japonais, tous ces petits jobs sont importants car ils donnent du liant à la société et rendent la vie quotidienne plus facile. Ces emplois sont donc très valorisés et valorisants ici.
Thibaut complète : “En outre, ils font supporter au secteur privé ce qui est souvent, chez nous, supporté par la collectivité (RSA, indemnité chômage…). C'est pour ça qu'on parle souvent de chômage déguisé au Japon (taux de chômage très bas, à 2.7% de la population active). Ça nous paraît toujours bizarre, quand on arrive d'Europe, de voir que des boulots qui ont été supprimés chez nous au fil des crises économiques successives existent encore ici…”
Ici, au restaurant, on a le slurpement facile. Et que je te slurpe une soupe, un thé ou un dessert. C’est slurpement bon. C’est d’ailleurs à l’intensité de slurpitude qu’on détermine le degré de satisfaction des clients. Slurp, alors.
Et à ce propos, j’adore la nourriture japonaise. Tout. Enfin presque : natto, des haricots fermentés et gluants. C’est vraiment dégueu.
Martin m’écrit de Buenos Aires : « Profites-en pour manger du boeuf wagyu ! » C’est prévu, Martin. Mais il faut d’abord que je vende un de mes reins pour me payer ça. Martin réplique : « L'exportation de bétail wagyu est interdite, mais non celle du sperme. Donc, chez nous en Argentine, on insémine nos bœufs locaux avec du wagyu. On obtient dès lors un bœuf 50% wagyu qu'on insémine à nouveau, etc. En répétant l'opération plusieurs fois, on augmente progressivement le taux de wagyu jusqu'à obtenir du porno-asymptotique-kobe-beef local. »
Barbaque, la suite : je suis parvenu à aller manger du wagyu dans un restaurant… brésilien, évidemment en papotant en portugais avec le cuistot, trop content « de rencontrer un compatriote ». Il m’a en effet demandé de quel coin du Brésil je venais avant de rapidement se rendre compte que je n’étais qu’un imposteur linguistique.
C’est amusant de voir une carte du monde vue par les Japonais (en rouge au milieu). L’Amérique est du côté droit et les deux grandes puissances mondiales se touchent quasiment ! C’est un artiste et architecte japonais, Hajime Narukawa, qui a réalisé cette carte, en se basant sur des principes cartographiques totalement différents que ceux qui ont servi à faire les cartes classiques, et qu’on doit à Gerardus Mercator, notre géographe flamand.
Il m’a fallu un mois pour me rendre compte que chaque fois que je demandais un coca ou un pepsi light, il n’y en avait pas. Visiblement, il y a moyen d’en trouver mais ce n’est pas très répandu comme boisson. Je l’ai déjà dit, il n’y a quasi pas de gros ici. Or, ce sont les occidentaux en surpoids qui sont les premiers consommateurs de sodas allégés en sucre… L’œuf ou la poule, dites-moi ?
Et à propos, j’ai mangé un œuf cru sur du riz chaud. Disons que ça va parce que tu sais que c’est un œuf…
Alors une fois n’est pas coutume, je vais piquer un truc à Wikipedia, tellement c’est drôle. Il existe ici une mode qui consiste à donner une sonorité française à son magasin, son restaurant… C’est extrêmement créatif et, bien souvent, ça ne veut strictement rien dire. Ça porte même un nom : le franponais ! Quelques exemples totalement réjouissants :
Enseignes de restaurants : Petite lapin ~ Le petit coin ~ La belle touffe
Enseignes de cafés : Café de Amuse ~ Tarte de roman ~ Jus de cœur ~ Bistrot d'arbre ~ Café La Mille
Enseignes de commerçants : Hachis de fleurs (coiffeur) ~ Le clos aux mouches (boulangerie) ~ Fête de singe (habillement) ~ L'amor éternel (joaillerie) ~ La beau (coiffeur) ~ Les pieds avec panache (magasin de chaussures) ~ Concierge ~ Famille de Chie (pâtisserie)
Marque de vêtements : Comme ça du mode ~ Moi-même-Moitié ~ Métamorphose temps de fille ~ Deuxième classe ~ Cocue
Pâtisseries : Bien cuit par notre ferveur ~ C'est la gâteau excellent que nous avons fait cordialement ~ Pain de batard
Menus de restaurant : Steack de Japonais
T-shirts : Je heureux ~ J'adore chien ~ J'aimer dieu
Emballages : Avec des herbes (sachet de thé) ~ Petit pet (sachet de sucre) ~ Aimarble (serviette au restaurant) ~ Dans le miroir aussi j'ai des oreilles (carnet de notes)
Groupes de musique : Devise en Despair ~ Dué le Quartz ~ Lacroix Despheres ~ Noir fleurir ~ Rougir la Neige ~ un†dieu†incertitude
Tous les jours, à 17 h, on entend dans mon quartier une jolie petite musique. Les premiers jours, j’ai cru que c’était le glacier qui passait. La vérité est encore plus mimi. Il s’agit de la mélodie Yuyake Koyake, qui enjoint les enfants à rentrer chez eux après l’école avant que la nuit ne tombe. Un de mes contacts précise que ça fait partie de cette prise en charge collective dont les Japonais raffolent : il va pleuvoir, pensez à prendre un parapluie ; attention, bientôt la fin de l’escalator, tenez-vous bien ; attention, ding ding le train va bientôt démarrer… Par contre, conclut-il, “dans un pays touché par les catastrophes naturelles, c'est néanmoins utile d'inculquer des réflexes conditionnés, j'en ai bien conscience.”
A ce propos, je suis allé avec Thibaut, un collègue de la coloc, assister à une EARTHQUAKE EXPERIENCE, un truc organisé par les pompiers pour sensibiliser aux risques sismiques. On avait le choix entre le « big one » de 1923 (7,9 sur l’échelle de Richter, 140 000 morts) ou celui de 2011 (9.0 chez Richter, 18 000 morts + un tsunami avec les conséquences que l’on sait). Finalement, on a « subi » les deux. Ça a l’air simple à la base : lorsque la plateforme — montée sur des vérins hydrauliques — commence à trembler, il suffit de plonger sous la table et d’agripper le pied de la table. Eh bien ça secouait tellement qu’on avait du mal à le tenir, ce satané pied de table. Expérience assez terrifiante et édifiante à la fois… et surtout aucune envie de vivre ça, ni ici ni ailleurs…
Thibaud, mon fixeur - à ne pas confondre avec Thibaut, mon coloc, pfff tous ces noms japonais se ressemblent tellement — a été à la fois la cause de mon plus fol espoir et de ma pire déception depuis mon arrivée ici.
Thibaud : tiens, je connais quelqu’un qui connaît le leader du groupe Pizzicato 5. Je sais que tu les adores…
Moi : Thibaud, tu seras mon héros pour la vie si tu peux organiser une rencontre…
Thibaud (un peu plus tard) : bin, désolé, tu comprends, le gars qui le connaît, moi je le connais à peine donc c’est un peu délicat…
Il existe ici une chaîne de magasins appelée Dr stretch qui fait… du stretching. Soit un long moment d’intense torture à t’allonger des muscles dont tu ignorais l’existence une demi-heure auparavant. Comment dit-on OUCH AÏE AAARGH NON MAIS ÇA VA ALLER OUI en japonais ?
Un autre moment de torture : la visite des jardins impériaux avec un retraité bénévole qui ne parlait pas un mot d’anglais et qui lisait (horriblement mal) un texte qu’il ne comprenait visiblement qu’à grand peine. Moi j’ai passé deux heures à acquiescer de temps en temps (pour qu’il voie que je n’étais pas mort), pendant que mes co-victimes essayaient discrètement de regarder par-dessus son épaule pour comprendre de quoi il parlait… Comme d’habitude, je prouve mes dires…
Manami m’explique les deux valeurs morales qui gèrent la société japonaise : giri et ninjo. Giri (義理) peut se traduire par "obligation" ou encore "devoir social", c'est un des principes majeurs qui régit la société japonaise. Il se base sur l'équilibre entre ce que nous recevons des autres et ce que nous leurs apportons, ce qui génère un « équilibre » entre les gens et permet ainsi de garder les meilleures relations possibles. Genre : à la Saint-Valentin, la fille offre des chocolats au garçon qu'elle aime, et un mois plus tard le garcon doit faire un cadeau à la fille. Mais il n'est pas nécessairement question d'amour, ça peut se faire entre collègues.
Ninjō (en japonais : 人情, « émotion humaine » ou « compassion ») est le sentiment qui complète et s'oppose à la notion expliquée ci-dessus. Le ninjō est décrit comme le sentiment humain qui émerge inévitablement en réaction à l'obligation sociale. Exemple tiré de Wikipedia : un samouraï tombant amoureux d'une partenaire socialement inacceptable, telle qu'une personne de basse extraction ou d'un clan ennemi. En tant que membre fidèle de son clan, il est alors tiraillé entre l'obligation envers son seigneur féodal (giri) et ses sentiments personnels (ninjo), la seule solution possible étant le suicide des deux tourtereaux. Cette situation démontre à quel point le giri est supérieur au ninjō dans la pensée japonaise.
Et vous, plutôt giri ou ninjo ?
J'ai ri, mais tellement !